En pleine crise institutionnelle, le 19 septembre 1877, le Président le Maréchal Mac Mahon, s’adresse au peuple français. Il écrit « Vous allez être appelés à nommer vos représentants à la Chambre des députés. Je ne prétends exercer aucune pression sur vos choix, mais je tiens à dissiper toutes les équivoques ». Il met en garde contre « le despotisme d’une nouvelle Convention » (toujours le spectre de la Révolution !) Il dissout l’Assemblée :
« Maintenant c’est à vous de parler … ce que j’attends de vous, c’est l’élection d’une Chambre qui, s’élevant au-dessus des compétitions de partis, se préoccupe avant tout des affaires du pays. … mon Gouvernement vous désignera parmi les candidats ceux qui, seuls, pourront s’autoriser de mon nom ». Pour que personne n’ait la moindre illusion, il parle de « défendre, avec l’appui du Sénat, les intérêts conservateurs » et se réclame de « l’aide de Dieu ».
Nous sommes en pleine crise institutionnelle : La crise ouverte le 16 mai 1877 oppose le président de la République, le maréchal de Mac Mahon, monarchiste, à la Chambre des députés élue en 1876, à majorité républicaine ; tout l’objectif de Mac Mahon (et des siens) est d’arriver à la restauration de la monarchie, ce que l’ambiguité des textes votés en 1875 permet ; c’est notamment la politique du gouvernement du duc de Broglie, de « l’ordre moral ». En effet, l’écrasement dans le sang de la Commune de Paris avait suscité un espoir totalement illusoire de restauration monarchique. Or, c’était l’inverse qui s’avérait. Le pays ne voulait plus d’une forme monarchique de gouvernement. Victoire posthume de la Commune ; comme le dit Jules Vallès, « avec nos fusils d’insurgés, nous avons avons calé la République ».
Dans le système politique en place au début de la IIIe République, l’institution centrale était le Président de la République (et c’était ici que résidait l’espoir monarchique, il suffisait de remplacer le Président par un Roi et le tour était joué). Ce dernier disposait de pouvoirs considérables comme la possibilité de dissoudre le Parlement, comme son inviolabilité juridique puisqu’il n’a pas de comptes à rendre. Cela, c’est sur le papier. La réalité, c’est à dire la réalité des forces sociales, est toute autre.
Le président de la République, Mac Mahon, monarchiste, a été nommé en mai 1873 et confirmé à ce poste pour une durée de sept années. Les élections de 1876 donnent une majorité républicaine (il ne faut pas surestimer l’attachement républicain de nombre de ces élus, essentiellement conservateurs mais cette élection témoigne que le pays, notamment la paysannerie, importante à l’époque, ne veut pas d’un retour à la monarchie).
Les éléments du conflit sont en place. Mac Mahon est contraint de nommer un Président du Conseil (premier ministre) républicain, le conservateur Jules Simon. On a l’habitude de dire de Simon et de ses semblables qu’ils sont des « républicains modérés mais pas modérément républicains ».
Début mai 1877, un débat parlementaire condamne la politique papale. C’est à cette occasion que Gambetta, chef du parti radical (parti bourgeois, partisan de certaines réformes démocratiques) prononce la célébre phrase « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! ».
Pas de quoi fouetter un chat sauf pour un bigot comme Mac Mahon qui, le 16 mai 1877, désavoue par écrit le président du Conseil, Jules Simon. Ce dernier démissionne aussitôt. Le même jour, Mac Mahon renomme Albert de Broglie, pourtant minoritaire au Parlement. C’est une forme de coup d’État. Pour Mac Mahon, dans la tradition bonapartiste, tout procède du pouvoir exécutif. En un mot, il fait ce qu’il veut. La crise est ouverte. Pendant tout un temps, elle est contenue dans les cercles parlementaires. Le lendemain, Gambetta fait voter une motion refusant la confiance au gouvernement d’Albert de Broglie. En représailles, le président de la République ajourne le Parlement pour un mois puis, au retour du Parlement, le 16 juin 1877, dissout celui-ci. Le pays rentre dans une intense période d’agitation.
La campagne électorale commence le 19 septembre. C’est le jour où est publié le Manifeste du Président de la République. Le pouvoir en place multiplie les manœuvres et coups fourrés, des préfets sont déplacés, des élus sont révoqués ; on agite la menace de l’intervention de l’armée.
C’est dans ce contexte de réunions publiques couvrant le pays et témoignant de la mobilisation populaire en faveur de la République que se tient à Lille un important meeting. Gambetta y prononce les phrases suivantes : « Ne croyez pas que quand ces millions de Français, paysans, ouvriers, bourgeois, électeurs de la libre terre française, auront fait leur choix, et précisément dans les termes où la question est posée ; ne croyez pas que quand ils auront indiqué leur préférence et fait connaître leur volonté ; ne croyez pas que lorsque tant de millions de Français auront parlé, il y ait personne, à quelque degré de l’échelle politique ou administrative qu’il soit placé, qui puisse résister. Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre. » ; ces phrases sont entrées dans la postérité.
Les 14 et 28 octobre 1877, les législatives donnent une victoire à la gauche. Mac Mahon songe à dissoudre une nouvelle fois la Chambre des députés mais le président du Sénat, le duc d’Audiffret-Pasquier, l’en dissuade. Car l’accord du Sénat était indispensable pour obtenir une dissolution. Le 19 novembre 1877, le ministère de Broglie démissionne et après divers épisodes (parce que Mac Mahon cherche à gagner du temps et s’accroche à ses prérogatives) il doit céder le 13 décembre et nommer un Président du Conseil républicain ; il a capitulé. Le terme de l’affaire aura lieu en 1879 avec l’élection d’une majorité républicaine au Sénat et la démission de Mac Mahon.
A partir de cette date, la IIIe République va fonctionner comme une république parlementaire (mais rappelons que contrairement à ce que l’on pense souvent, il n’y a pas de Constitution de la IIIe République ; seulement un ensemble de textes).
Trop souvent sous estimée, c’est l’intervention du mouvement ouvrier et démocratique qui a fait basculer les choses et non un simple rapport de forces à l’intérieur du Parlement. Si la paysannerie était hostile à la monarchie, elle pouvait difficilement agir, sauf de manière électorale, ce qu’elle fit. En revanche, malgré la terrible saignée de la Commune et des lois répressives, le mouvement ouvrier s’était reconstitué. Le militant historien Georges Vidalenc écrit « En 1872 il y avait déjà une trentaine de chambres syndicales qui fonctionnaient discrètement, mais non sans efficacité, en 1873 il y en avait 55 et en 1875; 135. C’est ce terme de Chambre syndicale ou de Syndicat qu’on emploiera désormais le plus souvent pour désigner les groupements corporatifs ouvriers. Ces Chambres ont un programme volontairement modéré et rassurant, elles limitent leur action à des problèmes pratiques bien déterminés: les contrats d’apprentissage, l’ouverture et le fonctionnement des bureaux de placement, la création de bibliothèques ou de coopératives ouvrières ».
C’est à ce moment que se constituent des cercles syndicalistes, fort modérés il est vrai, autour de Barberet. Qu’importe, le mouvement s’est reconstitué. Des grèves éclatent ; par exemple, une grève des ouvriers selliers, à Paris, en 1877-1878, a duré 455 jours. Le premier journal d’inspiration marxiste, « l’Egalité » se prépare et va être édité dans les mois qui suivent. Le militant P. O. Lissagaray publie son histoire de la Commune, évidemment interdite, mais qui se vend clandestinement. Le libre-penseur Goblet est élu député en 1876. Maria Deraismes publie en 1879 la « Lettre au clergé français ». En 1879, Victor Hugo devient président d’honneur d’une société de libres-penseurs. Le journal blanquiste « Ni Dieu ni maitre » est publié à partir de 1880, année où se fonde à Bruxelles, l’Internationale de la Libre Pensée qui donne une impulsion aux cercles libre-penseurs en France qui se sont constitués un peu partout en France. En fait, la révolte gronde.
On n’accorde peut être pas assez d’importance à la place du Président du Sénat qui bloque la nouvelle tentative de Mac Mahon. En aucun cas, un révolutionnaire ni même un républicain. Le site du Sénat écrit de lui « Le duc d’Audiffret-Pasquier, membre du conseil d’administration des mines d’Anzin et héritier, par son père, du complexe industriel de Decazeville, entend donner une dimension sociale au programme du parti orléaniste. Il s’agit d’écarter tout élan révolutionnaire, en atténuant les tensions sociales et en assurant l’intégration de la classe ouvrière dans une société réconciliée. » C’est donc un observateur attentif de la situation du pays, inquiet des risques révolutionnaires, un ardent défenseur de la Doctrine sociale de l’Église, qui évite l’explosion.
Jean-Marc Schiappa