intervention de P. Duthel en 1995 (Congrès national de la Libre Pensée Lézignan 22-26 août 1995)
Congrès national de la Libre Pensée
Lézignan 22-26 août 1995
Intervention de Paul Duthel
J’interviens en tant que membre de la délégation du Rhône. Je vais dire d’abord que j’apporte les voix unanimes de la fédération du Rhône et de la fédération du Gard – qui a confié son mandat à la fédération du Rhône – au rapport moral et au rapport d’activité. Je n’explicite pas ce vote unanime. Je vais tenir devant ce congrès des propos qui se rapportent, évidemment, à la vie de la Libre Pensée mais qui m’ont été inspirés par ce que j’ai entendu à cette tribune depuis quelques heures.
C’est la première fois que j’interviens à un congrès national de la Libre Pensée. Je suis libre penseur depuis 1949. L’essentiel de mon activité à la Libre Pensée à consisté à animer, dans la petite ville du Rhône où j’enseignais et où j’ai habité quarante ans, le groupe de la Libre Pensée qui, à un moment donné, atteignait 35 à 38 adhérents. Nous y avons invité, dans les années cinquante, André Lorulot que j’ai bien connu ; nous y avons invité Las Vergnas. Ce groupe, au fil des années, a perdu pas mal de ses adhérente, je dirais, par la sélection… hélas naturelle. Nous avons retrouvé mort, récemment, Lucien Pellot. Le groupe existe toujours. Je ne suis plus à L’Arbresle et, comme il est écrit dans un bulletin que je viens de recevoir, je suis venu ici spécialement de Villeurbanne, où j’habite, pour, selon certains, accomplir un certain nombre de tâches peu scrupuleuses, en effet. Je dirai que je suis le plus ancien ’’coucou’’ trotskyste de la Libre Pensée.
En 1949, j’étais déjà militant de la IVe Internationale. Je suis entré dans la Libre Pensée par conviction et je n’y ai jamais vu aucune incompatibilité avec mon engagement politique. J’ai côtoyé, dans mon groupe de la Libre Pensée de L’Arbresle, au départ, une dizaine de militants du Parti communiste, dont le maire du pays. Il y avait, entre les militants du PC et le militant trotskyste que j’étais, au niveau, disons, de nos partis respectifs, plus qu’un contentieux : il y avait du sang, il y avait en particulier le sang de Trotsky et de beaucoup d’autres. Sans le cadre de la Libre Pensée, ces militants du PC, je les aurais considérés comme des militants du parti stalinien : en ennemis. Le cadre commun de la Libre Pensée nous a permis, à partir de convictions personnelles de chacun d’entre nous, de mener un combat, un combat dans notre ville pour la défense de la laïcité et nous nous sommes appréciés et nous avons combattu ensemble. A un moment donné, nous nous sommes engagés sur le terrain municipal. Un membre du Comité central du PCF est venu spécialement pour demander aux communistes de ma ville de me chasser de la liste. Ils ont refusé. C’était en 1953. Le cadre de la Libre Pensée, qui avait permis précisément des échanges et des combats communs, était plus fort que les directives des apparatchiki. Le camarade libre penseur, communiste depuis 1921, héros de la Résistance, élu maire de sa commune à la Libération, a un moment donné (après 1956, à la suite des événements que vous connaissez) a quitté le Parti communiste. C’est ma fierté d’avoir pu l’accueillir au sein de la IVe Internationale, qu’il a rejointe en 1963 et, pendant quatre ans, il a été un militant fidèle de notre mouvement. Il était resté à la Libre Pensée, c’était une de ses motivations premières. Il s’y était réfugié contre la politique de ’’la main tendue’’ de son parti. Voyez-vous, je vous raconte tout cela parce que je pense que la Libre Pensée, c’est un cadre indispensable, aujourd’hui plus que jamais, pour que des militants venus d’origines diverses, que tout opposerait, puissent se rencontrer, travailler ensemble, et surtout élaborer ensemble. Nous avons beaucoup à gagner les uns et les autres à nos confrontations, à condition de nous respecter mutuellement.
J’ai entendu Roger Labrusse. Je connais Roger Labrusse depuis 1946. J’étais à l’époque membre du Bureau national, jeune membre du Bureau national du Syndicat national des instituteurs, aux côtés d’Aigueperse, de Forestier, mais au titre de l’Ecole émancipée, avec Marcel Valière. Nous avons, à l’instigation de Clément Durand, décidé d’impulser la création d’un mouvement des parents d’élèves des écoles publiques et la création de la FCPE. J’ai connu Roger Labrusse parce qu’il a été le premier président de la FCPE. J’invite d’ailleurs Roger Labrusse, à cette occasion, à ce que, peut-être, nous ouvrions ici (pas aujourd’hui, dans des assises futures) un debat-bilan sur l’initiative, que nous avons prise ensemble à cette époque, d’organiser les parents d’élèves en tant qu’usagers de l’école publique. Nous avons été l’un et l’autre, avec d’autres, ceux qui ont porté sur les fonts baptismaux (on pourrait, aujourd’hui, employer cette expression, étant donné ce qu’est devenue la FCPE) cette organisation. Est-ce que nous avons bien fait ? La question se pose, quand on sait comment les organisations de parents d’élèbes sont devenues les pièces maîtresses de la détérioration, de la dénaturation de l’école laïque de la République. Cela mérite un débat. Je propose que nous l’entamions dans la Libre Pensée.
Et pour en revenir à Roger Labrusse, je sais quels ont été ses engagements politiques autrefois. Il connaît les miens. Tout nous opposait. Labrusse est militant de la Libre Pensée, moi aussi. Le cadre de la Libre Pensée nous a permis, parce qu’il n’est pas un parti politique, parce qu’il est une sorte de carrefour de militants, de citoyens cherchant à réfléchir librement, à discuter fraternellement, d’apprendre à nous connaître ; il y a je ne sais plus combien d’années, quatre ou cinq ans, Roger Labrusse a accepté l’invitation que je lui ai faite de venir, à Villeurbanne, parler en tant que dirigeant de la Libre Pensée, à l’issue d’un banquet républicain organisé conjointement par la Libre Pensée et par la FCDL – dont je suis un des fondateurs. Le banquet s’est très bien passé, l’intervention de Roger Labrusse a été appréciée parce qu’elle était documentée, parce qu’elle était sérieuse.
Et Roger Labrusse, ce jour-là, je ne crois pas qu’il se soit senti mal à l’aise aux cotés des militants de la FCDL – dont deux seulement étaient trotskistes.
Il faut tirer les enseignements de tout cela. Ce sont des anecdotes, peut-être. On a institué ici, depuis quelques heures, ce que je pourrais appeler des procès de Moscou. Vous vous rendez compte, camarades, est-ce que vous rendez bien compte de tout ce qui a pu être dit d’odieux, pour humilier les militants libres penseurs qui sont aussi membres du Parti des travailleurs ? Tout ce qui a été écrit dans les dernières semaines d’odieux ? Ce qui est encore écrit dans un bulletin qu’on vient de me distribuer, que j’ai ici dans ma poche, dont j’ai lu certains passages et dont je me demande quel parti l’appareil d’Etat pourra en tirer contre les militants de mon organisation…
Camarades, il faut que tout cela s’arrête, camarades, il faut que tout cela s’arrête. Ce n’est pas une menace. Les militants du PT qui ont individuellement adhéré à la Libre Pensée ne profèrent de menaces contre personne. Puisque j’ai été qualifié, dans ce bulletin même, de ’’dirigeant historique » du mouvement trotskyste, je dirai pour quelles raisons un certain nombre de militants du PCI de l’époque, dont moi-même, et des militants anarcho-syndicalistes, parmi lesquels Jo Salamero, Alexandre Hébert, avions animé le Comité pour l’appel aux laïques (cf. ce que vous avez entendu hier de la bouche de Jo Salamero), pourquoi nous avons, à ce moment-là jugé nécessaire d’ inviter nos jeunes camarades à entrer dans la Libre Pensée, ce qui est considéré par certains d’entre vous comme une entreprise de colonisation. Vous savez, ça prête à rire. En 1978, la dérive des organisations du CNAL était déjà patente. Il restait, à notre avis au moins, une organisation laïque traditionnelle, et plus qu’une organisation laïque, parce que la laïcité, ce n’est pas tout dans la Libre Pensée. Ils résistaient à la laïcité ouverte. Force a bien été de constater que cette organisation était une organisation vieillissante, non pas dans sa philosophie, non pas par ses objectifs, mais, disons, à travers son personnel militant. La Libre Pensée était systématiquement désertée par les partis ouvriers lorsque ceux-ci ont décidé qu’ils abandonnaient la lutte pour la laïcité, lorsque la main a été tendue aux catholiques, lorsqu’on a fait la place, dans certains partis traditionnels de la classe ouvrière aux agents du Vatican et de la doctrine sociale de l’Eglise. La Libre Pensée, à partir de là, est devenue une organisation qui s’étiolait, parce qu’elle était systématiquement négligée par ceux qui auraient pu la soutenir.
Nous avons, à cette époque-là, dit il faut aider la Libre Pensée à se renforcer, à se développer, il faut que nous aidions la Libre Pensée. Hébert, Salamero et moi étions déjà des libres penseurs. Je ne sais pas si nous nous sommes trompés sur le diagnostic mais, lorsque nous avons invité nos jeunes camarades à venir dans la Libre Pensée, ce n’était pas pour coloniser. Coloniser quoi ? dans quel but ? Il est de notoriété : nous avons voulu aider nos camarades de la Libre Pensée à mener le bon combat, et ils le mènent, et nous le menons ensemble, et nous continuerons à le mener. Je suis fier d’être libre penseur, je suis fier d’être trotskyste il n’y a aucune incompatibilité.
Je respecte les camarades libertaires, je respecte les camarades du PC ou du PS qui veulent être dans la Libre Pensée. Parce que nous sommes tous des libres penseurs, nous menons ensemble un combat commun. Apprenons à nous respecter, ne jetons l’anathème sur personne. Oh ! bien sur, il peut y avoir des choses qui incommodent. J’ai dit l’autre jour, à la sortie du meeting de Clermont-Ferrand, qui incontestablement était un succès, à certains de mes camarades qui avaient impulsé les applaudissements scandés, je leur ai dit ne faites pas ça : ce n’est pas dans les traditions de la Libre Pensée, alors que c’est un meeting de la Libre Pensée. Pourquoi le faisaient-ils ? Parce que c’est une tradition de leur mouvement politique ; ils ne se sont pas rendu compte ; il y a encore des erreurs d’adaptation, il y en a eu. Est-ce là l’essentiel ?
Je vois mes jeunes camarades, devenus militants de la Libre Pensée, se consacrer aux tâches qui sont celles de militants de la Libre Pensée. Je sais que quelquefois ils peuvent se tromper, mais je mets au défi quelqu’un ici de leur prêter je ne sais quelle intention diabolique. Camarades libres penseurs, cessons de diaboliser. Quand on diabolise, il faut exorciser. Bannissons les exorcismes de nos rangs.
J’ai entendu dire, j’ai lu aussi que, pour être libre penseur, il fallait être libertaire. Etre libertaire, pour moi, ce n’est pas une qualité morale ni un défaut, c’est une option politique. Le mouvement libertaire est partie constituante des traditions du mouvement ouvrier de ce pays. Je le respecte ; j’ai beaucoup travaillé avec les libertaires, je me suis empaillé aussi quelquefois avec des libertaires sur le plan des idées. Mais je dis : la Libre Pensée n’est pas un mouvement libertaire, elle n’est pas un mouvement marxiste ; elle a sa spécificité, elle est la Libre Pensée parce qu’elle lutte contre tous les dogmes, elle lutte contre les clergés, elle lutte contre les religions, elle lutte contre l’Etat militariste, elle lutte contre le capitalisme, elle est forcément le point de rencontre de toutes les bonnes volontés militantes qui oeuvrent, avec leurs erreurs et leurs illusions, mais aussi avec leur immense bonne volonté, dans des organisations différentes. Nos confrontations peuvent être très riches et nous apporter beaucoup. Sachons les mener dans le respect de chacun de nous. Sachons retrouver la fraternité qui doit rester dans la Libre Pensée.
Je crois que ce congrès est beaucoup observé de l’extérieur. C’est un enjeu, un enjeu qui dépasse beaucoup nos conforts personnels et militants. C’est très confortable d’être entre libres penseurs et de discuter entre libres penseurs, bien que ce soit quelquefois dur. Mais la Libre Pensée a aujourd’hui une portée et une signification qui dépassent de beaucoup la conscience que nous en avons les uns et les autres.
Dans ce monde de décomposition, dans cette société où, précisément, les lois du profit régissent tout, la corruption de ce système : dominé par les lois du profit qui minent le monde à la catastrophe et qui installent déjà la barbarie dans le quotidien, qui préparent partout la guerre civile pour terroriser les populations et les assujettir, le système a pour point d’appui cette organisation millénaire, érigée aujourd’hui en état-croupion, qui a ses ambassades dans le monde entier, qui s’appelle l’Etat du Vatican : puissance expérimentée, puissance dangereuse, puissance qui, aujourd’hui, vertèbre tous les obscurantistes, toutes les religions, tous les clergés au service du maintien de la société d’exploitation et d’oppression. Nous sommes donc dans cette société-là mais, si elle perdure encore quelques décennies, la barbarie gagne : en Yougoslavie… je n’énumère pas, la liste serait déjà trop longue. Ces plans, froidement, rayent de la carte des moitiés de continents où les populations sont vouées, dans une programmation effarante, à l’inactivité d’abord, à plus que la pauvreté, à la misère, aux épidémies, à la drogue. Dans cette barbarie à laquelle l’humanité est vouée si ce système perdure, eh bien ! il faut des points d’appui pour les citoyens, pour les travailleurs, pour que la classe ouvrière puisse continuer son combat.
Ne négligeons pas le point l’appui considérable que peut être la Libre Pensée dans la société française aujourd’hui et même dans l’Europe, ne négligeons pas ce point d’appui ; je rejoindrai René Labrégère en disant : oui, la Libre Pensée est une organisation ouvrière. Elle a permis, à un moment donné, que se retrouvent en son sein ceux qui représentaient les traditions jacobines de la bourgeoisie et les militants ouvriers. C’est à cette conjonction, d’ailleurs, que, pour des raisons historiques – je n’ai pas le temps de développer – l’on doit la loi de 1905. La Libre Pensée a joué, à ce moment-là, un rôle irremplaçable. Il y a peut-être des militants bourgeois libres penseurs, la bourgeoisie, en tant que classe sociale et en tant que, disons, classe politique, ne peut plus aujourd’hui être anticléricale, parce que l’Eglise est le principal soutien du système d’exploitation capitaliste. C’est pour cela que la Libre Pensée, qui plonge ses racines dans la Commune de Paris, dans le mouvement ouvrier, a aujourd’hui un rôle irremplaçable à jouer. Assumons-le ensemble.
Cela peut commencer par nourrir ensemble une discussion que nous enrichirons. Et ça va consister à prendre un certain nombre de décisions d’action. La Libre Pensée a toujours agi. C’est une association fédérative. Je suis très respectueux, pour ma part, de, disons, l’autonomie, de l’indépendance de détermination des fédérations, à condition qu’elles s’inscrivent dans le cadre fédéral national par les grandes options que nous définissons ensemble en congrès. A partir de là nous pouvons mener des actions nationales.
Je crois que la première action que nous allons mener ensemble, c’est d’impulser la défense de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Oeuvre première de la Libre Pensée au début de ce siècle, certes imparfaite, aujourd’hui quotidiennement violée, remise en cause, mais qui existe comme paravent efficace : pour mesurer cette efficacité, il suffirait qu’elle disparaisse et nous la mesurerions à nos dépens. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat disparue, c’est la notion de sacré qui est réhabilitée rapidement. C’est la loi sur le blasphème qui entre dans nos institutions. C’est l’impossibilité pour la Libre Pensée, à travers sa presse, de s’attaquer à ce qui deviendra le tabou sacré.
J’ai écrit, il y a quarante et un ans, un brûlot qui s’intitulait « Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux ? ». Lorulot m’avait fait l’honneur de le faire sortir en tract national par la Libre Pensée. S’il n’y avait pas la loi de 1905, à condition que la prescription ne joue pas, la loi sur le délit de blasphème, qui existe dans certains pays de l’Europe vaticane, me conduirait en prison jour ces propos que j’ai écrits, et beaucoup d’autres avec moi pour ce qui est écrit dans La Calotte et même dans La Raison.
Réfléchissons ensemble. Camarades, j’ai été trop long et je m’en excuse. Vous me le pardonnerez : depuis quarante-six ans, je n’avais pas abusé de la tribune du Congrès. J’en profite, comme dit Roger Labrégère ; il a raison, je m’en excuse, mais j’ai cru nécessaire de dire ce que j’ai dit.